Peut-on dire encore quelque de chose de nouveau, d’original, de personnel lorsque comme l‘auteur de ce livre, on se borne à rapporter ses impressions de voyage, nées au cours d’une croisière fluviale reliant Saint-Pétersbourg à Moscou ? Sa motivation première fut d’aller à la rencontre du monde slave, une envie qui remonte au XVIe siècle, lorsque les premiers français se rendirent en Moscovie, en chariot ou en pensée comme l’a fait Voltaire, qui déjà écrivait « Je ne dois point rechercher ici pourquoi on a nommé les contrées depuis Smolensk jusqu’au-delà de Moscou de Russie blanche, et pourquoi Hubner la nomme noire, ni pour quelle raison le Kiovie doit être la Russie rouge » (Histoire de l‘Empire russe sous Pierre-le Grand).
Chez Gérard Galpin, la séduction s’est opérée et le goût pour le pays, décrit par les auteurs classiques russes et français, a pris forme et s’est nourri des innombrables contrastes qui font l’attrait de cet immense pays. C’est dire la distance culturelle qui sépare encore nos deux pays, malgré les nombreux contacts noués au cours des siècles ! D’où le titre donné à ce carnet, Passerelles, qui s’entend à plusieurs niveaux : au niveau spatial pour évoquer les liens qui relient les terres aux mondes aquatiques dans cette région du monde. Passerelles, pour celles et ceux qui, dans le cadre des camps de travail forcé, souvent au prix de leur vie, ont « reconfiguré » la nature par de gigantesques travaux tels que les voies de communication fluviale par le creusement de canaux et l’inondation de terres habitées, et bien avant, l’édification de Saint-Pétersbourg, une cité bâtie sur des marécages.
Au niveau temporel, Passerelles, pour retracer les liens tissés au cours des trois derniers siècles avec la Russie : liens étroits de proximité à l’époque des Lumières dont la présence rayonne remarquablement à Saint-Pétersbourg ; liens proscrits lors des années suivant la Révolution française, rompus pendant la guerre patriotique de 1812 et plus tard, pendant la guerre de Crimée, puis à nouveau rétablis lors de l’alliance franco-russe célébrée à la fin du XIXe siècle.
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Les épisodes sinistres et tragiques de la deuxième guerre mondiale avec le blocus de Leningrad, puis dans la suite de la guerre, le rideau de fer et l’isolement du bloc de l’Est, avec les exactions qui l’accompagnèrent, ont suspendu, malgré quelques fils ténus, le cours de nos relations pour les raisons que l’on connaît.
A un niveau plus métaphorique, Passerelles, pour décrire les liens que l’on tisse entre les deux extrémités d’une même polarité comme le passage entre deux villes phares, capitales de la Russie à tour de rôle, passage de la tradition à la modernité, de la ruralité à l’urbanité, du courant slavophile au courant occidentaliste, de l’Orient à l’Occident, de l’ancien au nouveau monde, de l’Empire tsariste à l’Empire soviétique, et de ce dernier à la Russie libérale d’aujourd’hui. Elles font prendre conscience de ce que signifie l’immensité géographique de la Russie. Les cartes ne suffisent pas à rendre compte d’étendues aussi vastes et de toute façon, pour reprendre la formule d’Alfred Korzybsky, « la carte n’est pas le territoire ». Le réseau fluvial, en reliant Saint-Pétersbourg à Moscou et au reste de l’empire, comportait un caractère stratégique essentiel au bon fonctionnement de l’ensemble.
En fait, cette question rejoint le débat toujours d’actualité entre occidentalistes et slavophiles. Pour les premiers, Saint-Pétersbourg incarne l’appartenance de la Russie à l’Europe et constituerait son prolongement naturel, pour les seconds, Moscou représente « l’eurasisme » et l’irréductible spécificité de la Russie face à l’Europe. Ainsi, André Gide dans Retour de l’URSS, a vu une ville « où l’on respire partout le devenir ». A l’inverse, certains estiment qu’aimer Saint-Pétersbourg, c’est opter non seulement pour l’Europe, mais pour la modernité ; continuer de préférer Moscou, c’est rester fidèle à Byzance et au passé.